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Caroline Gagnon est professeure-chercheuse à l’École de design depuis 2013, mais son intérêt pour la recherche en design d’infrastructures publiques remonte à 1999. Animée par le travail de collaboration avec ses collègues de diverses disciplines (architecture, architecture de paysage, sciences politiques, psychologie, ergonomie), elle ne se confine pas à un objet de recherche ou une échelle d’intervention et c’est justement ce qui la passionne. Voici le portrait de cette chercheuse qui repousse les limites de la recherche en design.
Après mon baccalauréat en design de l’environnement à l’UQAM, je travaillais en comptabilité. Comme je n’étais pas pressée d’intégrer le marché de l’emploi, j’ai débuté ma maîtrise en aménagement à l’UdeM sous la direction d’Alain Findeli et parallèlement, je faisais des costumes de théâtre et de la scénographie. Alors que je jouais mon rôle de nouvelle maman, après ma maîtrise, j’ai été auxiliaire de recherche pour Philippe Poullaouec-Gonidec qui était titulaire de la Chaire de recherche en paysage et environnement de l’Université de Montréal, sur un projet visant l’évaluation esthétique de pylônes. On a réalisé un projet sur l’évaluation des équipements de lignes à haute tension qui a abouti à une publication avec Hydro-Québec (figure 1, figure 3). C’était dans le contexte de l’après-verglas et ils cherchaient à évaluer cinq familles ou types de pylônes visant à mieux s’intégrer dans le paysage. Encouragée par Philippe à poursuivre mes études supérieures, je me suis retrouvée à entreprendre une thèse sur les lignes à haute-tension sous sa direction, avec le soutien financier du FRQ et du Mouvement Desjardins. Je continuais mes tâches d’auxiliaire de recherche pour la réalisation de projets avec Hydro-Québec à la Chaire en paysage et environnement (UdeM) et à l’École de design, ce qui m’offrait la possibilité d’être dans une équipe multidisciplinaire regroupant des anthropologues, des géographes, des urbanistes, des architectes, des architectes paysagistes et même des biologistes ! C’était très stimulant
Que ce soit à l’échelle du paysage, dans le cas des projets sur les pylônes, ou encore l’échelle de l’école avec le projet Schola, ce qui m’intéresse c’est de contribuer au bien-être des populations à travers une réflexion sur les projets de design public. Dans tous mes projets, je tente de comprendre la matérialité qui influence la qualité de vie des personnes, la relation entre les objets et les espaces qui en résulte sous forme d’expériences vécues, mais surtout la qualité des milieux de vie publics pour soutenir cette expérience. En design, c’est un aspect qu’on a un peu mis de côté avec le «design thinking», qui met plutôt l’accent sur le processus créatif et les potentialités d’innovation par son application. On regarde de plus en plus les processus, mais la matérialité est aussi essentielle à saisir, car c’est l’une des finalités importantes du design et des disciplines de l’aménagement que de transformer matériellement les milieux de vie en fonction des besoins et des aspirations humains. L’objectif, ça reste de faire des espaces de vie habitables et de qualité, appréciés par les personnes. Par exemple, pour proposer des recommandations à propos de l’aménagement des classes dans les écoles, il faut comprendre comment se matérialisent les différentes approches éducatives des enseignantes (collaboratives ou plus traditionnelles) – en identifiant ce qui compose l’aménagement d’une classe pour soutenir une bonne expérience des occupants. Cette analyse permet d’identifier les principes d’aménagement qui seront de bons compromis entre différents usages et qui vont permettre à un ensemble d’expériences éducatives d’être vécues de manière agréable et valorisante à la fois pour les élèves, les enseignantes et pour le personnel des écoles actuels et à venir (figure 2).
Dans le cadre de mes projets, j’ai recours à une méthodologie qualitative basée sur un diagnostic physico-spatial (comprendre et analyser l’existant pour recommander des actions de transformation matérielle) couplée d’entretiens qualitatifs visant une compréhension des expériences vécues dans un espace. Il s’agit d’une approche qui m’a été utile dans le cadre des études paysagères sur les pylônes, que Philippe Poullaouec-Gonidec m’a fait découvrir et que j’ai adapté à des contextes de recherche en design, à d’autres échelles que celle du territoire.
Les aménagistes jouent davantage un rôle d’analystes comme professionnels et ils sont donc très habiles pour faire des analyses sur des phénomènes reliés à la spatialité ou une certaine forme de matérialité à grande échelle. Mais en design, ça ne va pas de soi, d’une part parce que le champ d’intervention est vaste, le design de produits (ou industriel) concerne tous les objets du quotidien, et parce qu’à la base, les designers se voient davantage comme des créatifs. S’ils sont plutôt outillés pour des analyses techniques et de fabrication, et même de marché, en collaborant avec un ensemble de professionnels de l’industrie pour développer de nouveaux produits, ils le sont moins pour faire des diagnostics utiles pour poser des gestes aux larges responsabilités comme le nécessite une intervention dans l’espace public ou dans un contexte public en visant une plus grande justice sociale. Par définition, le design est souvent lié au développement de produits destinés à la vente et à soutenir une industrie, les règles du marché y sont donc très présentes pour orienter les choix de design. Il y a bien sûr des volontés de s’en soustraire, comme avec le design social ou le design pour l’innovation sociale, mais ça reste des approches marginales.
Je m’intéresse à la pertinence d’un objet dans son environnement, son usage (commun à un ensemble de personnes), mais aussi son expérience – c’est-à-dire le sens que les personnes accordent à quelque chose même si, parfois, on n’en fait pas l’usage direct. Par exemple, le banc de parc sur notre chemin quotidien, on ne va pas forcément s’y assoir, mais l’objet revêt un sens par son intégration au milieu de vie urbain familier et possède aussi une potentialité d’actions. La question de l’expérience est importante parce qu’elle amène une dimension plus affective, plus sensible et par là, humaine. Selon moi, la recherche en design vise à développer des façons de mieux comprendre cette expérience, ce qu’elle révèle de partageable et de commun, pour mieux agir, mieux intervenir matériellement par la suite et dicter certaines recommandations à portée plus large et responsables socialement.
Développer des collaborations avec d’autres chercheurs me permet de développer des assises théoriques, des cadres sur lesquels je peux m’appuyer en fonction des problématiques assez variées de la recherche en design. Par exemple, la chercheuse en psychologie avec laquelle je travaille actuellement dans le cadre d’un projet d’une de mes doctorantes sur les soins en fin de vie amène à réfléchir aux déterminants du bien-être des personnes âgées en milieu hospitalier et à comment les transposer dans les objets qui vont organiser l’aménagement des milieux de soins. Pour un projet d’un de mes étudiants de maitrise, ce sont les notions des capabilités ou des environnements capacitants qui sont mobilisées avec une codirection en ergonomie. Ces collaborations me permettent aussi d’identifier les zones d’ombres du design parce que ces chercheurs amènent à questionner certains aspects de l’enjeu étudié et de les éclairer par du savoir et des connaissances nécessaires à toute mise en application dans un projet. En même temps, un projet de design implique presque toujours des collaborations pour se réaliser parce que le design est vaste, comme je le soulignais.
Plus largement, en recherche, les collaborations aident à faire un travail plus rigoureux de compréhension des contextes existants autant les contextes matériels que les contextes sociaux, économiques, décisionnels et politiques. En design, on a tendance à travailler avec une forme de naïveté vertueuse qui tend à penser qu’on peut tout résoudre, tout solutionner par le design. Celle-ci nourrit l’imaginaire et les potentialités de projets, mais dans l’action et la prise de décision, elle peut avoir des effets non-souhaités qu’on sous-estime. C’est intéressant de travailler avec des gens qui ne viennent pas des traditions du design et qui font les choses autrement pour soulever les limites de cette action vertueuse. J’aimerais ça qu’on se dote de connaissances plus fines en économie et en sciences politiques par exemple, pour être capable, en design, de sortir de la vertu et être plus à même d’évaluer la portée des interventions de design. Cela permettrait aussi d’avoir plus de crédibilité et d’influence en-dehors de notre discipline. Mieux comprendre comment les décisions sont prises, sur quelles bases, selon quels intérêts permettrait peut-être d’articuler nos argumentaires pour être mieux compris et écoutés. Les urbanistes sont habiles avec ces questions puisqu’ils ont des connaissances en droit et en politique dans leur formation, ils proviennent même souvent de ces formations. Mes collaborations avec des chercheurs en psychologie, en architecture, en ergonomie, en urbanisme et en sciences politiques me permettent d’être bousculée afin d’apprendre à mieux situer les intentions derrière les savoirs convoqués dans les recherches visant des actions préconisées par le design. En outre, cela permet d’interroger comment mieux faire valoir ou plus exactement situer les préoccupations humaines dans les projets et les prises de décisions qui en découlent tout comme le rôle qu’elles devraient jouer dans la définition même des projets et ses orientations.
Les designers sont de plus en plus interpelés par les pouvoirs publics car, le but du design est de trouver des solutions concrètes pour des problèmes souvent abstraits, mais qui affectent le cadre de vie des personnes, même si à l’École de design, on a moins de projets en aménagement du territoire qu’on peut en avoir dans d’autres écoles. «Créativité» et «création» sont des mots à la mode, même à cette échelle parce qu’ils sont associés à l’innovation. Cela peut vouloir dire d’intégrer les méthodes de design comme méthodologie de l’innovation dans les processus participatifs pour le développement du territoire par exemple, comme on le voit dans les approches de design pour les politiques publiques. Mais on peut aussi intervenir dans des problématiques plus matérielles liées à des enjeux d’aménagement et de design d’équipements publics.
Depuis peu, on est sous les projecteurs du fait de l’engouement pour l’innovation en recherche et le design y est de plus en plus associé. Ce n’était pas le cas quand j’ai commencé à faire de la recherche. Pendant longtemps, on a associé les designers à un gage de beauté, un certain prestige, une certaine notoriété de l’expert qui sait comment «faire beau». Mais c’est moins possible de faire reposer un argumentaire sur la seule parole d’un ou d’une expert.e désormais et de limiter également le design au «faire beau». Par exemple, comment appréhende-t-on l’aspect esthétique des projets publics au-delà de le faire porter uniquement par la signature d’un créateur ? C’est une question plus importante qu’il n’y parait, que j’ai abordée dans le cadre de ma thèse sur les impacts visuels des lignes à haute tension. Or, le constat est que l’esthétique est souvent sous-évaluée parce que perçue dans le sens de cosmétique – superflue en quelque sorte ou arbitraire – plutôt qu’un enjeu de projet porteur de significations et de valorisations pour les personnes.
Comme chercheuse, je me suis donc interrogée sur comment sortir du cosmétique et ramener l’attention à ce qui a du sens pour les citoyens, sur ce qui compte dans leur milieu de vie et comment l’esthétique en tant qu’expérience sensible du quotidien les interpelle pour conserver ou améliorer la qualité de leur milieu de vie. Y cerner aussi le rôle que le design peut y jouer pour trouver des solutions afin de mieux accompagner les transformations de ces milieux. Quelles sont les échelles et les dimensions d’analyse à considérer pour bien cadrer la problématique d’un projet public qui est contesté sur la base d’argument esthétique au-delà «du pas dans ma cour» qui dé-légitimise ces préoccupations ? Quels professionnels interpeller pour mener à bien un tel projet ? Quel est le bon dosage dans l’intervention qu’il faudrait préconiser, entre l’exceptionnel et l’ordinaire ou même le générique – entre une intervention qu’on voit ou celle qu’on désire ne pas voir ? Est-ce possible ou envisageable d’intervenir ? Je pense qu’il faut aider les professionnels à avoir plus de détachement par rapport à leurs projets pour qu’ils puissent saisir ce qui est juste de faire comme intervention plutôt que de chercher à faire un projet d’exception à tout prix. Au fond, on veut que le projet ait une signification pour tout le monde, autre que pour son créateur. Dans ce sens, il reste encore beaucoup à faire en recherche sur ces questions afin de trouver les cadres interprétatifs adéquats et finalement, de savoir quand ça vaut la peine de faire de l’exceptionnel et quand il faut intervenir de manière plus subtile, sobre ou de ne pas intervenir, comprendre comment articuler la qualité souhaitable d’un projet et bien la défendre.
Dans le cadre du projet de recherche Schola sur le volet mobilier scolaire que je dirige, on a collaboré avec le secteur des ressources matérielles des écoles, mais aussi sur la base d’entrevues avec les enseignantes et les élèves. Si tous veulent un environnement éducatif de qualité, on doit aussi constater l’importance du dosage, tant en termes de budget public limité que dans le fait que le mobilier qui compose l’aménagement d’une classe doit durer longtemps et être adéquat pour plus d’une génération d’enseignantes et d’élèves. Ce n’est pas évident, mais on peut trouver des façons d’orienter des choix éclairés par la connaissance du milieu où le recours au design peut agir comme un bon moyen d’établir un équilibre entre les désirs individuels d’avoir une belle classe et les besoins collectifs et institutionnels de l’autre d’avoir du mobilier qui dure longtemps et s’adapte aux besoins d’une école publique. C’est autant un enjeu de recherche que de formation.
C’est vraiment stimulant de voir atterrir les préoccupations et recommandations de recherche dans le cadre d’un atelier de design de produits avec les étudiants. On peut voir les propositions sur le site de diffusion de projets de design Behance de l’École de design où les étudiant.e.s ont exploré l’idée de développer du mobilier adaptable à plusieurs manières d’enseigner tout en permettant une certaine uniformité et simplicité dans l’aménagement, apte à perdurer dans le temps tout en améliorant le confort des élèves par du mobilier ajustable ! (figure 4) Cette collaboration entre recherche et enseignement amène à revoir les idées, les prémisses derrière le projet de design et à comprendre que faire du design, ça implique un écosystème complexe qu’il faut tenir compte pour faire du «bon design» ou être plus juste socialement dans un contexte de responsabilité publique.
Aussi, aborder la dimension politique dans le cadre des projets de recherche m’apparait de plus en plus important. Comment peut-on s’assurer que le territoire se développe de manière harmonieuse avec des projets de qualité? Comment éviter les effets pervers des projets comme la gentrification, par exemple, qui résulte aussi d’actions de design ? Dans le cadre des travaux que je réalise actuellement avec l’Atlas social des paysages dirigé par Sylvain Paquette (UdeM), je travaille avec des chercheurs en paysage, mais aussi avec des collègues en sciences politiques comme Laurence Bherer (UdeM) et Sophie Van Neste (INRS). Ça nous permet de mieux comprendre les dynamiques de pouvoir à l’œuvre et les conséquences sur les prises de décisions et les orientations des projets et de transformation des territoires. Je crois que la recherche en design sur et pour l’aménagement du territoire (ou à plus petite échelle, comme les salles de classe ou les milieux de soins pour les personnes âgées) doit contribuer activement à soutenir les populations dans le développement de leur milieu de vie tout en s’assurant de la qualité des interventions. Si on essaie de mieux articuler les intentions vertueuses d’amélioration des milieux de vie, de les questionner pour mieux les éclairer par la suite par une meilleure connaissance de ces milieux tant sur le plan humain que matériel et politique, cela permettrait peut-être de mieux orienter les décisions et mieux comprendre le rôle du design pour les concrétiser par la suite.